
Les Discordances
Philippe Calleux
Éditions Frison Roche – Belles lettres
Collection Ex Nihilo
Quatrième de couverture
Pierre Gerson, grand bourgeois juif, ami des ministres, bien servi par la société, honoré, courtisé, décoré, n’est pas inquiet début 1940, en dépit des sombres menaces en provenance de l’Allemagne nazie, tant il a l’intime conviction d’être partie intrinsèque du peuple français. Sous l’ombre maréchaliste, il considère toujours que son statut social, sa guerre brillante et ses faits d’armes au service de la Nation le mettent à l’abri de toute poursuite. Bien que de nombreux amis lui suggèrent de s’expatrier, il décide qu’un Français doit rester en France et s’installe dans le Midi, à Antibes. Les événements ne vont pas tarder à bousculer ses certitudes : les lois portant statut des juifs de 1940 et 1941, la rafle du Vél’ d’Hiv’ et celle, plus proche de lui, de Saint-Martin-Vésubie. Pierre Gerson s’installe pourtant dans son personnage d’exilé de l’intérieur, s’efforçant de maintenir, pour sa femme et pour lui, une vie sociale, voire mondaine. L’occupation des Alpes-Maritimes par les Italiens le préserve des persécutions nazies jusqu’à la fin du régime de Mussolini, où tout bascule. La Gestapo s’empare de toute la région et procède avec une terrible brutalité à l’arrestation de tous les juifs, français ou non. Pierre Gerson prend enfin la pleine mesure de l’horreur de la situation. Plusieurs de ses amis sont arrêtés et emmenés dans des wagons à bestiaux vers des destinations inconnues. Alors, le cauchemar commence.
Mon avis
Les Discordances contient sept chapitres. Chacun représente une année de 1938 à 1944. Chaque partie est divisée en dates, comme des entrées de journal. Les deux premières années sont courtes, donnant l’impression que peu d’éléments ont retenu l’attention de Pierre Gerson, le narrateur. Et pourtant, les signes annonciateurs sont présents, lorsque l’on regarde les faits, avec le recul de l’Histoire.
C’est justement ce que démontre cet ouvrage : la population ne pouvait pas prévoir ni imaginer ce qui l’attendait.
Pierre Gerson ne se sent pas en danger. Le 10 novembre 1938, le président de la chambre de commerce lui remet la médaille d’Officier, vingt après qu’il ait été fait chevalier de la Légion d’honneur, à titre militaire. En 1914, à trente-huit ans, il s’était engagé volontairement et avait été blessé au front. En 1917, il avait œuvré pour le ravitaillement des armées en blé, depuis les États-Unis. Il est le dirigeant d’une entreprise florissante et il est le président de la chambre syndicale des grains. Pourtant, la nuit précédant la cérémonie, des lieux juifs ont été saccagés, des centaines de Juifs ont été tués et environ 30 000 ont été déportés. Cela s’est déroulé dans plusieurs villes allemandes. En France, pas un mot sur ce qui sera appelé, par la suite, la nuit de Cristal.
Malgré les alertes de son entourage, Pierre ne perçoit pas la menace. Il est français : sa famille est sur le territoire depuis plus de six générations, il a combattu pendant trois ans dans les tranchées, il ne pratique pas sa judéité, etc. « faut-il partir ou rester ? Mon pays est la France, je l’ai servi avec intensité et je voudrais y vieillir heureux » (p.38). Averti par André-Jean Godin, directeur-adjoint à la préfecture, que Paris allait tomber, il a enfin écouté les peurs de Nelly, son épouse. Quelques jours avant la signature de l’armistice, ils sont partis à Antibes. Pierre est persuadé qu’ils sont en sécurité, car il pense que les Allemands ne visent que les Juifs étrangers. Il n’écoute pas les supplications d’une de ses filles qui demande à ses parents de la rejoindre aux Etats-Unis. L’avenir ne lui donne-t-il pas raison ? Le sud de la France est en zone libre. Nelly et lui ont quitté la capitale, au bon moment.
Mais en 1942, l’étau se resserre. Les Allemands trouvent une aide inespérée : « en août, le sinistre préfet Ribière a procédé à l’arrestation de centaines de juifs étrangers ». « Alors qu’il n’y avait aucun militaire allemand dans la zone dite « libre », les autorités françaises ont décidé d’elles-mêmes qu’il fallait se débarrasser des juifs » (p. 100). L’entourage des Gerson essaie de les convaincre de se mettre à l’abri. A chaque danger, Pierre semble attendre le dernier moment pour prendre une décision. Plusieurs fois, il la prend juste à temps. Ses proches s’inquiètent, ils craignent qu’à la prochaine alerte, il réagisse trop tard et que l’issue soit dramatique.
Les tergiversations de Pierre sont compréhensibles. Agir est extrêmement périlleux. Quitter la France, c’est risquer d’être arrêté. La peine encourue pour de faux papiers est la torture et la mort. Attendre ou fuir, c’est s’exposer. Le choix est hasardeux. En tant que lecteurs, nous savons les horreurs perpétrées par les nazis, mais l’attitude de Pierre démontre que les Français ne pouvaient pas présager l’issue de leurs actes, ni envisager l’inimaginable. Le récit de Pierre est entrecoupé par des textes d’époque qui glacent, car nous connaissons leur finalité, comme celui en photo ci-dessous (p. 87). Son objet indique qu’il s’agit d’une commande de trente autobus pour les journées du 16 et 17 juillet 1942. La rafle du Vel’ d’Hiv’. Ces documents ne sont pas commentés, car ils ne sont pas dans le journal de Pierre, mais la réalité, à laquelle ils nous renvoient, fait frémir.

Les Discordances est un roman biographique inspiré de la vie du grand-père de Philippe Calleux. C’est l’histoire d’une famille qui ne pouvait prévoir le rouleau compresseur de la barbarie et qui ne pouvait présager de la complicité de certains de leurs compatriotes. Nous entrons dans son intimité et approchons sa perception des évènements. C’est l’histoire de nos ancêtres. En écrivant ma chronique, je suis encore bouleversée. Les personnages ne sont pas des combattants et ne sont pas des collabos. Nous aurions pu être eux et comme eux, nous n’aurions pas compris.
Ce roman, qui est dans un très bel écrin, puisque l’objet-livre est magnifique, m’a chamboulée.
Je remercie sincèrement Elya des Éditions Frison Roche – Belles lettres pour ce service presse.